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Budget fédéral 2024 et biodiversité: un financement sectoriel au détriment d’actions transformatrices

Si le cadre mondial de la biodiversité de Kunming à Montréal offre une réponse aux enjeux systémiques de la crise de la biodiversité, est-ce que le budget fédéral 2024 avance dans la bonne direction de mise en œuvre de ses objectifs ? 


Le budget fédéral 2024 a été déposé la semaine dernière et des investissements destinés à affronter la complexe crise écologique étaient espérés. Ces attentes étaient d'autant plus grandes étant donné que le budget se centre sur les notions de justice et d'équité intergénérationnelles et que la saison des incendies débute hâtivement au Canada.


Le quatrième budget Freeland survient 16 mois après la COP15 de biodiversité qui s’est tenue en décembre 2022 à Montréal. Ce sommet intergouvernemental s’est clos par l’adoption du nouveau Cadre mondial de la biodiversité Kunming à Montréal, dont l’ambition est de guider les efforts mondiaux et nationaux à l’aide de 23 cibles à atteindre d’ici 2030. Pour que les aspirations du nouvel accord mondial pour la biodiversité soient atteintes, les cibles et objectifs de ce texte phare doivent être traduits en lois, règlements, stratégies, plans d’action et budgets, et ce, à toutes les échelles de gouvernance.


Cela nous pousse à nous interroger sur la question suivante : est-ce que le budget 2024 du Canada offre les moyens nécessaires pour soutenir efficacement les objectifs de l’accord Kunming-Montréal? Pour examiner cette interrogation, nous avons analysé les mesures du budget qui s’attaquent directement à la protection de la biodiversité, mais aussi celles qui peuvent indirectement contribuer, ou nuire, aux efforts du Canada en la matière.


Beaucoup pour la transition énergétique, peu pour la biodiversité 


Si les changements climatiques sont mentionnés à plus de 50 reprises dans le budget 2024, le mot biodiversité n’y figure que trois fois de manière explicite. Les chapitres 4 et 5 sont parsemés d’incitatifs pour la production d’énergie propre, témoignant d’un désir de décarboniser graduellement l’économie canadienne, mais négligeant de possibles synergies financières pour contrer la crise de la biodiversité, qui est pourtant intimement reliée à celle du climat. 


En évitant de coordonner la riposte à ces deux crises, le budget tel que présenté passe à côté de l’esprit des cibles 8 et 19(e) du cadre mondial, qui soulignent que l’action et le financement climatiques doivent être réfléchis et orchestrés en tenant compte de leurs interactions avec les multiples écosystèmes.


Un financement important orienté vers les aires protégées, mais trop faible pour le reste du territoire


Dans le cadre de ce nouveau budget, la biodiversité se forge essentiellement sa place dans le financement réservé à la création de nouvelles aires protégées. Plus de 156,7 millions de dollars sont accordés, sur cinq ans, à l’Agence Parcs Canada pour contribuer aux investissements dans les parcs nationaux, les aires de conservation et les lieux historiques canadiens. Certains octrois visent les initiatives de conservation suivantes :


  • La création de la réserve de parc national autochtone de Pituamkek, à l’Île-du-Prince-Édouard, recevra 71,9 millions sur 12 ans.

  • Une nouvelle réserve marine de conservation, située dans la mer Great Bear en Colombie-Britannique, se verra octroyer 109,6 millions sur 11 ans.

  • L’aménagement du parc national urbain Ojibwé à Windsor, en Ontario, jouira de 36,1 millions sur cinq ans.

Ces annonces s’inscrivent dans le cheminement vers la protection de 30 % des zones terrestres et aquatiques, comme le stipule la fameuse cible 3 du cadre mondial 2020-2030 pour la biodiversité, mais des angles morts demeurent.


La protection de 30 % du territoire n’est pas significative si la gestion du 70 % restant est déconnectée des visées globales à l’horizon 2030, puis 2050.

La création d’aires protégées est sans doute nécessaire, mais ce type d’outil est tout de même insuffisant en vue de relever l’ensemble des cibles et objectifs que les pays ont convenu à la COP15. Ainsi, force est de constater que les efforts de conservation in situ, même s’ils parviennent à représenter 30 % des terres et des eaux, n’effacent pas le besoin d’une approche systémique, englobante et intersectorielle.


L'importance des villes et de l'aménagement : peu présente 


Le financement du parc urbain national Ojibwé reflète une action concrète du Canada visant à relever la cible 12 du cadre mondial. Cette dernière promeut l’intégration d’espaces verts dans la planification urbaine afin que la population puisse également jouir des bienfaits qui regorgent dans la nature. 


D’autres investissements ou incitatifs à l’égard des municipalités auraient toutefois été bénéfiques pour favoriser la réalisation de la cible 12, et conséquemment la protection de la biodiversité, dans une majorité de centres urbains et municipalités du Canada.  


Biodiversité : grande absente des incitatifs aux entreprises


Bien que le cadre Kunming-Montréal postule que le secteur privé doit être une partie prenante active dans la protection de la biodiversité, le budget ne propose aucun financement susceptible d’inciter ce secteur à jouer un rôle de premier plan. Pourtant, l’alignement des activités des entreprises et des flux financiers sur les objectifs du cadre mondial pourrait servir de véhicule pour la justice intergénérationnelle que le budget 2024 tente de promouvoir. 


Nombre d’incitatifs encouragent les membres du secteur privé à se tourner vers l’énergie propre. Les avantages énoncés par le budget à cet effet sont nombreux : contrer les changements climatiques, mousser l’économie, attirer des investisseurs étrangers, augmenter à la fois la quantité et la rémunération d’emplois et, ultimement, positionner le Canada comme un joueur clé de la transition énergétique sur la scène internationale.


La variété d’incitatifs prévus ne semble toutefois pas considérer les pressions que le développement de la filière énergétique peut exercer sur les écosystèmes, reléguant la protection de la nature au second plan. Ces incitatifs omettent que la quête de métaux et minéraux stratégiques ou la construction de barrages hydroélectriques affectent des écosystèmes complets, parfois au point de les détruire. Réaffecter les terres et les eaux sans intégrer les considérations relatives à leur diversité biologique va à l’encontre de la toute première cible de l’accord adopté à Montréal. Alors que les avantages de l’énergie propre face à la crise climatique sont amplement soulignés, le rôle régulateur que les écosystèmes en santé exercent sur le climat n’est pas du tout évoqué. Comme l’accord Kunming-Montréal l’explicite bien, « la biodiversité est essentielle au bien-être humain, à la santé de la planète et à la prospérité économique de tous les peuples ».


En contournant l’occasion de proposer aux entreprises des incitatifs liés à la préservation et à la restauration de la biodiversité, le Canada écarte un moyen qui, pourtant, contribuerait à la réalisation des cibles 11, 14 et 15 du cadre mondial. Ces dernières encouragent la prise en compte de la biodiversité, de ses valeurs et de ses multiples apports au moment de planifier la comptabilité nationale, les politiques et les règlements, y compris les mesures et incitatifs destinés aux entreprises. 


La cible 18, elle, demande non seulement l’inventaire des incitations financières d’origine gouvernementale qui entraînent des effets néfastes sur la biodiversité, mais aussi leur élimination progressive. Inversement, la cible 19 stipule que les ressources financières, publiques et privées, doivent augmenter pour assurer la mise en œuvre de stratégies et des actions en faveur de la biodiversité.


Évaluation de projets : une meilleure identification des enjeux systémiques est nécessaire


L’actuelle élaboration d’une taxonomie canadienne identifiant des activités économiques « vertes » ou « de transition » gagnerait à intégrer des critères liés aux possibles répercussions sur la biodiversité en plus de celles sur le climat, afin de fournir  des lignes directrices pour l’investissement responsable et durable au Canada avec justesse. Le gouvernement fédéral s’est engagé à faire le point sur cette taxonomie au cours de l’année 2024. 


Plutôt que d’aller à toute allure dans une transition énergétique qui peut sembler prometteuse sur les plans économique et climatique, une évaluation globale holistique, comprenant la biodiversité, serait une avenue favorable aux investissements plus durables et alignés avec le cadre mondial. 

Dans cette lignée, la cible 15 prône l’adoption de mesures gouvernementales qui motivent les entreprises à faire preuve de transparence, en vue de susciter l’évaluation et la divulgation régulière des répercussions que leurs diverses activités ont sur la biodiversité. Une conscience et une communication accrues quant aux dépendances, aux risques et aux impacts du secteur privé pourraient contribuer à modeler des modes de production et de consommation plus durables et justes pour les générations à venir. N’ayant pas saisi l’occasion de se positionner comme chef de file, le Canada a opté la continuation du business as usual en se privant d’outils transformateurs et bénéfiques pour le long terme. 


Conclusion 


Sans surprise, le budget 2024 met l’accent sur le bien-être de la classe moyenne, l’abordabilité du logement, l’accessibilité aux services de santé et le développement de la filière d’énergie propre afin de créer plus de richesse et plus d’emplois au Canada. L’écho à l’actualité est palpable. 


Malheureusement, en investissant très sobrement dans d’autres formes de protection de la nature que la création d’aires protégées, le budget fédéral laisse passer la chance d’investir dans des projets structurants qui pourraient s’attaquer plus efficacement aux causes sous-jacentes de la crise de la biodiversité. Les coûts financiers, sanitaires et sociaux du déclin sans précédent de la biodiversité continueront donc de contribuer à la hausse du coût de la vie. Cela va sans mentionner les richesses naturelles, culturelles et même identitaires qui seront par le fait même perdues.


Le financement pour la biodiversité, lui, est donc reporté aux générations et aux gouvernements futurs.


Considérant que l’accord Kunming-Montréal a été adopté à la fin de l’année 2022, les pays se trouvent dans une course contre la montre pour atteindre les objectifs de ce cadre qui arrivera à échéance en 2030. 


Le budget est donc une opportunité manquée de déployer de grands efforts pour susciter la mobilisation des acteurs privés et de toutes les échelles de gouvernement, dans une optique intégratrice de la biodiversité plutôt que sectorielle. Pour atteindre une société qui vit en harmonie avec la nature d'ici 2050, conformément à la vision du cadre mondial Kunming-Montréal, des ambitions renforcées et des transformations majeures seront nécessaires.



 

Pour information:

Laura Fequino, analyste politique

Ateliers pour la biodiversité


 

Autres éléments du budget en lien avec la biodiversité :

  • Le budget fédéral dévoile une allocation de 351,2 millions en 2024-2026 pour la Stratégie emploi et compétences jeunesse. Il est stipulé que la création de ces opportunités de stage et d’emploi a pour but d’amener les jeunes « à participer à la lutte contre les changements climatiques et à protéger l‘environnement naturel du pays ». Cette initiative est certes bien accueillie, en espérant que ces emplois permettent de s’attaquer aux crises dans toute leur complexité et intersectorialité, dans une approche holistique qui permette d’explorer les synergies pouvant lutter à la fois contre les changements climatiques et la perte de biodiversité.

  • La décision d’accorder un financement supplémentaire à l’évaluation des stocks de poissons et à leur reconstitution s’aligne avec les articles du cadre mondial qui visent à suivre l’évolution des espèces ainsi qu’à éviter la surexploitation des espèces. Un financement est également proposé pour poursuivre la réglementation des pesticides.

  • Le budget 2024 accorde également 190,9 millions sur cinq ans afin de contrer l’exposition aux produits chimiques nocifs dans le cadre de son Plan de gestion des produits chimiques. Notamment via la recherche scientifique, ce plan vise à éliminer graduellement les essais de toxicité sur les animaux. Considérant que la pollution, notamment chimique, affecte directement la biodiversité, cet investissement est nécessaire et devra être renouvelé pour contrer les changements rapides de la nature.

  • Le soutien annoncé envers des méthodes énergétiques alternatives, à hauteur de 3,1 milliards pour le nucléaire et jusqu’à 500 millions annuels pour les biocarburants et le biogaz, peut entraîner des répercussions sur l’utilisation des sols et des eaux si les pratiques ne sont pas dûment encadrées.

  • Comme soulevé par de nombreux groupes, le Canada rate l’occasion de taxer les bénéfices excédentaires des compagnies pétrolières et gazières et investit peu dans la mobilité durable.




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